Les confidences du richissime homme d’affaires nigérian Aliko Dangote à propos de sa raffinerie de 20 milliards de dollars font réagir. Chacun y va de son commentaire. L’auto-nuisance des Africains ! Cette ingéniosité au mal quand il s’agit de rabaisser et éteindre les étoiles qui brillent dans le firmament des réussites continentales. Le coup de semonce de Dangote dans la fourmilière de la mafia locale a été stratégiquement donné. Il a mis la pression sur le gouvernement fédéral dans un projet qui devrait changer la structure commerciale des produits dérivés du pétrole brut. Dangote parle allègrement de mafia locale en prenant soin de ne pas nommer les mains extérieures. Cette mafia qui maintient le cycle appauvrissant de l’importation ne s’est pas construite ex nihilo. Elle a ses patrons. Ceux qui tirent les ficelles ne sont ni à Abuja ni à Lagos.

Les choses devraient s’arranger pour l’homme d’affaires. Dangote a l’habitude de bousculer la hiérarchie établie quand il s’investit dans un domaine. Après son installation en 2017 dans la Bouenza au Congo, il s’est hissé au rang de premier cimentier du pays avec des prix compétitifs, avant de ralentir voire arrêter sa production, en raison de tracasseries fiscales. L’Etat congolais s’est ravisé. La production de ciment reprend sa courbe au Congo. Il y a quelques jours, Dangote a été reçu au Palais du bord de mer par le filleul bien installé de Sassou, le Gabonais Oligui Nguema. Nul n’est prophète chez soi.

Voir émerger des champions nationaux dans tous les domaines, c’est le narratif aguichant de tous les chefs d’Etat. Mais à quel prix? On voudrait des champions nationaux qu’on pouponne pour ensuite contrôler et en faire des caisses noires du parti. Des champions nationaux dont la longévité dans les affaires dépend du maintien au pouvoir du système partisan qui les fait briller.

C’est pourquoi il convient de saluer l’audace et la résilience de tous les capitaines d’industrie qui survivent aux chocs politiques, ceux qui refusent de se taire quand on veut les réduire au silence.

Le Congolais Vérone Mankou n’est plus le jeune informaticien investi dans la campagne présidentielle de Sassou Nguesso en 2009, au côté de son mentor politique Thierry Moungalla. La première tablette africaine a fêté ses dix ans. Le jeune patron que j’ai rencontré en 2014 à Brazzaville refusait d’être appelé le « Steve Jobs africain ». Il voulait faire son chemin. Dans son cas, le soutien de l’Etat congolais a valu son pesant d’or. Patron de presse, Vérone Mankou dirige Vox TV, une chaîne très suivie. Il sait qu’il doit marcher sur des oeufs. Pour avoir donné la parole en boucle à un opposant, sa télé a été suspendue en décembre 2022 par le gendarme congolais de la Communication.

On ne demande pas à un capitaine d’industrie de prendre position contre un gouvernement. On ne lui demande pas de se faire hara-kiri dans un environnement concurrentiel interconnecté qui peut faire péricliter le labeur de toute une vie. Un capitaine n’est pas un activiste préoccupé à affoler ses compteurs numériques par des punchlines acérées. Un capitaine prend des décisions qui impactent des millions de ménages. Sur des questions qui préoccupent l’opinion publique, les capitaines d’industrie africains prennent des précautions, d’autres gardent la parole dépouillée. A chacun son style.

Par exemple à propos du débat sur le CFA, l’héritière Janine Diagou du groupe NSIA indiquait à mon micro en mars 2017 au siège de l’ONU à Genève qu’il était « prématuré », au regard de la « fragilité de nos économies ». Le « Vieux Lion », le banquier camerounais, Paul Fokam, ne prend pas de gants sur la question. A Bruxelles lors du Rebranding Forum de 2016 où j’ai fait sa rencontre, il l’a martelé et continue de le marteler : « L’une de mes plus grandes erreurs, c’est d’avoir cru qu’on pouvait faire quelque chose de grand en zone franc avec le CFA ». Le docteur Fokam sait de quoi il parle, lui qui allie depuis plusieurs décennies théorie et pratique dans la microfinance et la lutte contre la pauvreté.

L’Ivoirien Koné Dossongui a survécu à tous les régimes ivoiriens par sa discrétion et son pragmatisme. Mais ne comptez pas sur lui pour se lancer dans des diatribes politiciennes. Jean-Louis Billon est affranchi des pesanteurs politiques. Le patron du premier groupe industriel ivoirien donne des coups de semonce au système qui ne font pas de lui pour autant un trublion frontal.

A Bamako, l’héritière d’Aliou Boubacar Diallo – dirigeante de Pétroma que j’ai rencontrée en novembre 2015 – sait que son père marche également sur des œufs. Après avoir été l’un des principaux financiers de l’ascension présidentielle d’Ibrahim Boubacar Kéïta, Aliou Diallo est arrivé 3è au premier tour de la présidentielle de 2018. Aujourd’hui, il doit faire avec la « rectification politique » engagée par les colonels au pouvoir, s’il veut sécuriser son business et voir émerger enfin son projet futuriste de vulgarisation de l’hydrogène naturel dont j’ai touché du doigt la phase expérimentale dans son village de Bourakébougou, à une soixantaine de kilomètres de Bamako.

Alors des capitaines d’accord, mais à quel prix? Au prix d’un musellement systémique ? Ce n’est pas l’idéal. Si on peut citer avec fierté les réussites de Dangote, Elumelu ou Rabiu, c’est bien parce qu’il y a eu une vision apolitique – c’est discutable – du vétéran de la guerre du Biafra, Olusegun Obasanjo. Les difficultés de la raffinerie Dangoté montrent à suffisance que la capacité d’auto-nuisance est la chose la mieux partagée, qu’on soit dans une aire anglophone, francophone, arabophone ou lusophone.

En attendant, en Côte d’Ivoire, écrin tropical de la gloire franchouillarde, l’ambitieux programme gouvernemental « Pépite » lancé en octobre 2022 pour « créer une centaine de champions nationaux à l’horizon 2030 », tarde à trouver sa vitesse de croisière.

Zran Fidèle GOULYZIA

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Docteur en Droit international - Ecrivain - Journaliste