Chaque année, à la même période (19 septembre, date du coup d’Etat manqué mué en rébellion), les Ivoiriens s’adonnent à un exercice de réminiscence douloureux parfois sélectif suivant le camp auquel ils appartiennent. Assassinat de la démocratie ou légitimation d’une prise d’armes qui s’imposait? Chacun y va de son commentaire. Ma position principielle est simple: nier la situation discriminante identitaire qui régnait avant le 19 septembre 2002 en Côte d’Ivoire serait une entorse dirimante à la reconstitution de l’Histoire commune des Ivoiriens. Par contre, la révolution orange censée apporter la démocratie était une blague de mauvais goût.
De l’appropriation identitaire au désenchantement silencieux
« An yan môgô lou sera mi ? » ( « nos hommes sont à quel niveau ? », traduction en langue malinké). Poste transitor collé à l’oreille pour ne rien rater des informations livrées par le fleuron radiophonique de l’audiovisuel extérieur français sur la progression de la rébellion, un sexagénaire originaire du Nord posa cette question dans un grin ( sorte d’agora dans les quartiers populaires d’Afrique de l’ouest ) acquis discrètement à la cause des insurgés. Cette scène, je l’ai encore dans le marbre de ma mémoire. En septembre 2002, j’étais en licence de droit public à l’Université de Cocody. Je résidais à la cité universitaire de Vridi ( sud d’Abidjan) et je passais mes week-ends en famille à Yopougon Camp-militaire ( nord de la capitale). Le narratif sur la crise ivoirienne était connu: un Nord musulman opposé à un Sud chrétien dans un pays déchiré par un tourment de xénophobie. 20 ans après, s’il était encore en vie, sûrement que le sexagénaire n’aurait pas le même enthousiasme. A l’époque, sa réaction traduisait l’appropriation par une bonne partie de la population ivoirienne et d’autres ressortissants de pays voisins d’une cause identitaire et communautaire, terreau d’une instrumentalisation politique bien rodée. Aujourd’hui, les bras valides, les poitrines courageuses ou les cerveaux de l’insurrection armée sont passés de vie à trépas, vivent les affres des geôles ivoiriennes ou sont en exil pour les plus chanceux. Ceux qui ont revendiqué fièrement la partition du pays en deux font profil bas, préférant le silence pour préserver leur vie et/ou leurs privilèges acquis pendant cette période de non-droit. La répression des infractions graves au droit de la guerre commises dans le contexte ivoirien est dans une impasse bien embarrassante. Les donneurs d’ordre et les exécutants d’hier sont aujourd’hui à des postes de responsabilité militaire et administrative.
Un narratif inopérant
Des Ivoiriens se sont-ils sentis citoyens de seconde zone à un moment donné dans leur propre pays? OUI.
Des Ivoiriens ont-ils subi des exactions et des traitements humiliants sur la base de leur origine ou de leur opinion politique ? OUI.
Le narratif d’un Nord musulman dressé contre un Sud chrétien était-il fondé ? NON.
Toute cette construction idéologique méritait-elle la guerre imposée à la Côte d’Ivoire, guerre qui a fait du Burkina Faso, exportateur subsidiaire de cacao en Afrique de l’ouest jusqu’en 2010 ? NON.
« Quand la dictature est un fait, la révolution devient un droit ». Cette citation de Victor Hugo a servi pendant longtemps de postulat à des politiques ivoiriens pour légitimer l’universalité du combat de la rébellion des Forces nouvelles en Côte d’Ivoire. Cet universalisme douteux s’est retrouvé dans la norme onusienne ayant servi de fondement juridique à l’emploi de la force armée en Côte d’Ivoire, en vertu du Chapitre VII de la charte des Nations unies. A la réalité, les résolutions 1973 et 1975 du Conseil de Sécurité respectivement sur la Libye et la Côte d’Ivoire avaient un agenda sous-jacent : dans un contexte de belligérance interne, balayer Kadhafi et Gbagbo en prétextant de la notion fort ambiguë de la responsabilité de protéger les civils. En Libye, 10 ans plus tard, on s’affaire de façon hypocrite à organiser des élections qui vont porter au pouvoir vraisemblablement le Maréchal Haftar, l’homme fort de l’Est libyen. En Côte d’Ivoire, on a fermé les yeux sur la dérive autocratique du régime installé grâce au coup de pouce de chars français.
Enseignements d’une forfaiture
Que peut nous enseigner la balafre historique imposée à la Côte d’Ivoire dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002 au nom d’un prétendu idéal démocratique ?
D’abord, le Droit est au service du plus fort dans les Relations internationales. Dès janvier 2003, Chirac qui tient les manettes de l’exécutif français fait réunir les forces politiques ivoiriennes à Marcoussis. Il confie à son ami constitutionnaliste Pierre Mazeaud la mission de dépouiller le président ivoirien Laurent Gbagbo au profit d’un Premier ministre qui aurait l’effectivité du pouvoir exécutif dans un gouvernement dit « d’union nationale ». Etrange et curieux attelage juridique contraire à la Constitution ivoirienne. Mais à cet instant précis, on s’en fout du fétichisme constitutionnel. La Côte d’Ivoire n’est-elle pas une fiction juridique, un clone existentiel du seul fait de la volonté de la puissance tutélaire française? En novembre 2004, la France détruit tous les aéronefs militaires ivoiriens en stationnement dans la capitale politique et dans une zone militaire à Abidjan, en représailles au bombardement de son camp de Bouaké ayant entraîné la mort de ses soldats. Dégâts collatéraux ou objectif de bombardement tronqué? Seuls les pilotes biélorusses au service du régime d’Abidjan ont la réponse à cette question. La suite judiciaire donnée à cette affaire n’a été que du vent. Michèle Alliot-Marie, Michel Barnier ou encore Dominique De Villepin ne seront jamais inquiétés dans le massacre d’une soixante de civils ivoiriens par des légionnaires français autour de l’hôtel Ivoire. Le 28 février 2011, l’Union européenne décide d’un embargo sur les médicaments à destination de la Côte d’Ivoire pour contraindre le président sortant Laurent Gbagbo à céder le pouvoir. Hallucinant ! Comme si les malades ivoiriens avaient un camp ! le droit à la santé n’a pas pesé lourd dans un contentieux électoral inédit au monde mettant aux prises un président reconnu vainqueur par la Commission électorale et la Communauté internationale à celui investi par le Conseil constitutionnel ivoirien.
Ensuite, on a beau lui apposer un vernis de légitimité, l’imposition de la démocratie par les armes est une vaine entreprise qui dévore, au profit de financiers occultes et putatifs, ses propres enfants qui en savent un peu trop. En Côte d’Ivoire, le principal bénéficiaire de cette entreprise armée nous a tous bien bernés. Il n’était pas ontologiquement et viscéralement démocrate comme on a essayé de nous le vendre.
Enfin, il n’y a aucune fierté à se vanter d’un naufrage moral collectif qui a produit des anti-valeurs dans tous les camps. Ils ont aujourd’hui tous déchanté tous ceux qui avaient fait du 19 septembre 2002 et du 11 avril 2011 ( date de l’arrestation par des gendarmes français de l’ancien président ivoirien) deux dates de la marche démocratique du pays. C’était faux ! D’ailleurs, celui qui avait habillé le masque dans la forêt sacrée de la prise du pouvoir l’a dénudé. Le masque ne fait plus peur! Le fétiche a perdu de sa force ! L’initié qui en sait trop prend le soin de ne pas livrer tous les secrets de la case, qui divulgués maintenant, ruineraient le maigre et factice crédit qui reste à l’opposant historique.
Donner une chance aux générations à venir
Quand on a fini de dire tout ça, on doit se convaincre qu’on n’a pas non plus le droit de demeurer dans une posture statique. On n’a pas le droit de transmettre la haine aux générations à venir. Un enfant né le 19 septembre 2002 a 20 ans aujourd’hui. A 8 ans, il aura été traumatisé par la crise postélectorale de 2010. Ce n’est pas l’héritage promis à l’humanité que la terre ivoirienne était censée lui léguer. Une chose est certaine: quand l’imposture tchapalocratique ambiante se sera prise à son propre piège boulimique, il faudra bien que les Ivoiriens expérimentent à nouveau le vivre ensemble ! La patrie de la vraie fraternité reprendra alors toutes ses couleurs!