« France, Dégage » , « Armée française, allez-vous en »… Ces slogans hostiles à l’hégémonie française dans ses anciennes colonies d’Afrique sont devenus une rengaine stérile dans les agoras où la pensée populaire rayonne. Ce ne sont pas les manifestations de rue et de masse qui font défaut. Les clameurs publiques et les mobilisations populaires couvrent de légitimité les tenants de pouvoirs boudés par l’Occident et renforcent la popularité d’activistes clamant leur volonté irréversible de changer les choses. Elles font vaciller l’opinion publique nationale et internationale. Elles ont le pouvoir de changer les rapport de forces sur le terrain en court-circuitant des arrangements d’officine qu’on souhaite imposer. Mais elles ont peu de chances de démanteler les puissants leviers sur lesquels s’appuient l’arrogance des oligarchies locale et impérialiste. Les tenants de ces oligarchies regardent ces humeurs de foules d’un sourire narquois, expression du mépris et de la condescendance nourris à l’idée que le système tentaculaire de prédation, même mis à nu et bousculé, a peu de chance de s’effondrer. Les foules manifestent bruyamment, font une démonstration de force exemplaire et admirable, ont l’audace de brûler symboliquement des billets de FCFA et retournent chez elles avec la satisfaction morale d’avoir accompli un devoir générationnel. Et puis, plus rien. La décision politique et le changement des conditions matérielles d’existence ne suivent pas ou jamais. Parlotte et radotage prennent le relais. On tourne en rond en se disant que la faute incombe au manque d’audace de ceux qui portent la signature des jeunes Etats africains. Pourtant rien ne dit qu’un dirigeant « panafricaniste » élevé à la sève de l’autodétermination authentique serait une sinécure. Les slogans fanfarons ne viendront pas à bout d’un système de prédation. Il faut de la méthode, système contre système, stratégie contre stratégie, intelligence contre intelligence.
Pragmatisme politique, technicité pointue
Des exemples de réappropriation de la richesse nationale existent dans le monde.
Ma rencontre en juillet dernier avec l’ambassadeur de Bolivie aux Pays-Bas, SEM Roberto Calzadilla Sarmiento, a été très instructive pour me forger ma propre opinion sur la voie à suivre en vue de concrétiser cette volonté incandescente d’arracher une indépendance authentique au profit des peuples sous tacite tutelle politique et économique. En marge des cours d’été de l’Académie de droit international de La Haye auxquels j’ai pris part du 11 au 29 juillet, le diplomate bolivien, sociologue de formation, a expliqué à la dizaine d’auditeurs venus à sa rencontre comment l’élection d’Evo Morales, premier Indien à devenir président en Amérique latine, a changé la perception du pouvoir auprès des masses et amplifié la marche du pays vers une autodétermination réelle. C’est un narratif qui vient conforter une lecture personnelle. Dans la 5è partie de son ouvrage la haine de l’Occident, le sociologue suisse Jean Ziegler explique comment le premier président indien d’Amérique latine a réussi à nationaliser les ressources naturelles (pétrole, mines) de son pays, sans se faire assassiner ou se faire éjecter par un coup d’Etat comme en Equateur. Six mois après son élection historique en 2006, anticipant les réactions des multinationales et sans grand bruit, il s’était attaché les services de techniciens norvégiens, réécrit de nouveaux contrats rédigés par des experts américains indépendants financés par le Vénézuélien Hugo Chavez. Enfin, il avait pris soin d’avoir le soutien d’une puissance économique régionale le Brésil de Lula; Résultat, Evo Morales a coupé l’herbe sous les pieds des multinationales, sans avoir le temps de préparer l’opinion internationale à une campagne anti-Morales. J’en retiens trois leçons :
– Pour la transformation structurelle des économies du Sud, pas besoin de technocrates de haut vol à la tête d’un Etat. Un technocrate formé dans un moule dominant reproduit les schémas inopérants qu’on lui a appris et pour lesquels il a été mis en mission selon un agenda qui transcende sa propre personne. En Bolivie, un syndicaliste présenté par Jean Ziegler comme « un médiocre orateur » a réussi le pari de dire non à l’hégémonie américaine.
– « Le populisme » (je déteste ce mot utilisé par les classes riches et diplômées pour disqualifier la voix authentique des peuples) qui se nourrit de slogans, d’émotions et d’un militantisme débridé a des limites et doit se réinventer.
– Face aux grands moyens d’un capitalisme triomphant, la capacité d’anticipation dans la stratégie est un gage de révolution intelligente dans la durée. Mobiliser l’épargne nationale pour financer son propre progrès économique, faire émerger des champions nationaux et des capitaines d’industrie demande plus de technicité que de verbiage. La technicité est neutre. Elle sert la volonté politique qui l’emploie. Jamais de charrue avant les bœufs ! Par exemple, il ne sert plus à rien d’envoyer des jeunes à l’abattoir en leur demandant de manifester devant des bases militaires françaises alors que les dirigeants ont toutes les armes juridiques pour dénoncer selon les règles prescrites par la Convention de Vienne sur le droit des traités et à l’article 21-4 du Traité instituant un partenariat de défense entre la Côte d’Ivoire depuis 2012. Pour faire partir les forces françaises des 230 hectares qu’elles occupent à l’entrée d’Abidjan, pour se défaire de l’emprise militaire française sur l’aéroport Félix Houphouët Boigny, pour mettre fin à sa facile latitude de navigation dans les eaux territoriales ivoiriennes et de survol de l’espace aérien ivoirien, c’est moins une affaire de plateaux télé et de meetings qu’une affaire d’audace politique sans effet d’annonce !
Jusqu’à présent, l’axiome des réseaux françafricains se peut résumer ainsi : nous vous garantissons « la paix et le développement » clé en main à notre façon ou vous serez dans un état permanent de belligérance interne. Tous ceux qui ont voulu passer outre cet axiome ont été éliminés et/ou dégagés manu militari. Il est possible aujourd’hui de récupérer son propre djembé des mains du percussionniste usurpateur, de le taper soi-même et d’inviter tous ceux qui veulent danser sur notre propre rythme et notre tempo sans nous piétiner.
Le passé doit avoir pour vocation d’enrichir l’action stratégique présente sinon il se cantonne à être un réservoir sans fond de litanies et de jérémiades.