J’ai retrouvé ce numéro du magazine goupillé à l’époque par mon confrère et aîné Honorat de Yédagne, ancien DG de Frat-Mat. L’homme à qui l’on doit la formule iconoclaste « ni neutre ni partisan ‘ qui a fait le succès éditorial et commercial du quotidien ivoirien de service public sous Laurent Gbagbo. J’ai rencontré le journaliste pour la première fois en amphi, à la fac de droit de Cocody, en 2003. J’étais en licence de droit public. Il avait été invité pour ce qu’on appellerait aujourd’hui un « meet and greet » par l’actuel doyen de la fac de droit de Cocody, le professeur Abraham Gadji alors étudiant en DEA. Le droit me laissait de marbre, le journalisme me donnait des frissons. Je lui avais posé une question lors des échanges : « le journalisme nourrit-il son homme en Afrique ? « . Dix ans après, à la faveur d’une interview avec lui à Abidjan, je lui avais rappelé l’anecdote. On en a rigolé puisque j’avais moi-même désormais la réponse à ma question.
Intellectuels et pouvoir. Vaste thématique qui pourrait faire l’objet d’une thèse et qu’on ne saurait épuiser dans un post prétendument savant. Le mot intellectuel lui-même pourrait faire l’objet d’un débat. Qui est intellectuel et qui ne l’est pas ? Le diplôme a une fonction de validation d’une présomption simple de connaissance et de compétence dans un domaine précis. On forme tellement de diplômés qui croient être sortis de la cuisse de Jupiter avec leur sésame académique alors qu’ils échouent à produire ce qu’on attend d’eux : une prise de position scientifique sur les problèmes de leur époque.
Les intellectuels ont-ils échoué dans l’exercice du pouvoir ? Mieux, a-t-on voulu les faire échouer ou ont-ils eux-mêmes saborder leur pouvoir ? Le numéro d’Afrique Compétence dresse le bilan du Sénégalais Wade, des Ivoiriens Gbagbo et Wodié et du Congolais Lissouba.
En août 2012, j’effectuais une pige pour une télévision panafricaine à Kinkala, à une soixantaine de kilomètres de Brazzaville, dans le cadre de la fête nationale congolaise. Cette année-là, j’avais interviewé l’opposante Claudine Munari, ancienne directrice de cabinet de Pascal Lissouba. Les partisans de Sassou Nguesso ont toujours présenté Lissouba comme un « incompétent et ethnocentriste ». A la fin de la cérémonie, je m’étais rapproché de la tribune officielle. J’avais attendu que Madame Munari termine sa cigarette. Et quand elle a commencé à parler à mon micro, j’ai compris qu’elle était une femme de pouvoir qui avait du coffre et de la matière grise à revendre. On noircit toujours le tableau de l’adversaire qu’on veut noyer.
Que n’a-t-on pas dit du régime Gbagbo ? « Un régime de professeurs incapable même d’élaborer un simple budget ». La formule intelligente du « budget sécurisé » du ministre Paul Antoine Bohoun Bouabré dans un pays coupé en deux ( où le Burkina était devenu curieusement exportateur de cacao ) sous-tendue par une option préférentielle des ressources endogènes mobilisables avait conduit le pays au point d’achèvement de l’initiative PPTE.
Samedi dernier à Agboville, lors de la fête de son nouvel appareil politique, Laurent Gbagbo, en fin historien, est revenu sur un épisode tragique de l’Histoire de la Côte d’Ivoire : la nationalisation de deux banques françaises en pleine crise postélectorale quand les avoirs de la Côte d’Ivoire avaient été gelés à la BCEAO et qu’au terme d’une réunion aux contours flous à Bamako le gouverneur Tabley avait été contraint à la démission. Ironie du sort, douze ans plus tard, Bamako ne veut plus sentir la CEDEAO. Du haut de sa tribune en pays Abbey , Gbagbo prophétise même la fin programmée du CFA dans une décennie. « Plus personne n’a peur quand on parle du CFA », a-t-il martelé devant une foule acquise à son aura de tribun. Pourtant au cours de sa campagne du second tour de la présidentielle de 2010, il disait vouloir élargir le FCFA à la sphère anglophone au Liberia, à la Sierra leone… La suite, on la connait. La résolution 1975 du Conseil de sécurité en date du 30 mars 2011 a fait basculer le rapport de force dans la belligérance déjà ouverte.
Les intellectuels ont-ils échoué ou ont-ils sabordé eux-mêmes leur pouvoir? A chacun sa petite idée.