En mai dernier, à la faveur du Salon du Livre d’Abidjan, j’ai échangé avec l’historien Jean-Noël Loucou, sur le stand de la Fondation Félix Houphouët Boigny dont il est le secrétaire général. Il était entouré de collègues historiens. Ma première question dès que j’ai reconnu sa silhouette : « pourquoi en Côte d’Ivoire les sachants ont décidé de se calfeutrer pour laisser le débat public à des intellectuels médiatisés qui croient être sortis de la cuisse de Jupiter ? ». L’historien a esquissé un sourire et m’a offert son tout nouveau livre préfacé par l’ancien président Henri Konan Bédié. Il m’a demandé de le recontacter après lecture pour qu’on en discute. 45 jours après cette précieuse rencontre, je viens d’achever cette restitution factuelle de l’histoire récente de la Côte d’Ivoire faite par l’une des éminences grises et l’une des plumes assermentées de l’ancien président ivoirien.

372 pages pour tenter de démêler le vrai du faux sur une question qui a déchiré la Côte d’Ivoire. L’avant-propos du livre précise que l’ouvrage était achevé depuis 2022 et que le président Bédié avait conseillé de le publier après les élections municipales, régionales et sénatoriales de 2023. L’ouvrage se subdivise en quatre parties. Une première partie où l’auteur fait une présentation d’un concept foncièrement culturel, une deuxième où il publie tous les discours du président Bédié sur la question, une troisième partie et une quatrième partie qui restituent le débat intellectuel qui a prévalu entre défenseurs de l’ivoirité et contempteurs du concept.
On y relit les plumes incandescentes du cercle d’intellectuels de la CURDIPHE (Niamkey Koffi, Jean-Noêl Loucou, Léonard Kodjo, Gaspard Gbaka, Jean Marie Adiaffi, Kouakou Koffi, Niangoran Bouah..) et les arguments opposés par les juristes Alexandre Ayié Ayié et Ibrahim Cissé Bacongo, l’économiste Mamadou Koulibaly, les écrivains Maurice Kouakou Bandaman et Samba Diarra. Savoureux débat contradictoire !

Malheureusement, le débat des idées n’aura pas suffi.
Les armes ont pris le relais avec le premier coup d’Etat de l’histoire de la Côte d’Ivoire en 1999 et la rébellion de 2002. Un quart de siècle après, certains cadres de l’actuelle coalition au pouvoir agitent le fanion ivoiritaire pour attaquer les origines sénégalaises du président du PDCI Tidiane Thiam. Un bégaiement de l’Histoire qui montre que la question identitaire, même si elle a été réelle et a causé des frustrations, n’a été qu’un subterfuge qui ne résiste plus à une analyse des faits.

Les questions idéologiques peuvent servir à couvrir des tares mais elles ne résolvent pas tout. La gouvernance de Bédié avait une offre nationaliste certaine et un projet de maillage infrastructurel alléchant. Mais la Côte d’Ivoire sous Bédié n’était pas non plus un havre de prospérité. C’est le chanteur Soum Bill qui a résumé la situation de façon prosaïque, lors de la chute du sphinx de Daoukro en 1999 : « les gens ont faim, toi tu leur parles de leur ivoirité ». Le dernier discours guerrier de Bédié à l’Assemblée nationale, au moment où l’avant-garde du RDR était embastillée est révélateur : « ils seront tous châtiés », avait-il martelé, devant des députés hilares et acquis à sa cause. La suite, on la connaît…ou on croyait la connaître.

Ce qui attire mon attention dans ce livre, c’est ce que le professeur Loucou affirme à la page 60 : « le coup d’Etat contre le régime d’Henri Konan Bédié, perpétré le 24 décembre 1999, a été conçu et planifié par deux généraux français, Jeannou Lacaze et Raymond Germanos, sur instructions du pouvoir français, tout en mettant en avant des militaires ivoiriens ». Une version qui contraste avec tous les récits de légende distillés par des papiers glacés parisiens qui ont bâti leur modèle économique dans le journalisme confidentiel de palais. L’historien ajoute en note de bas de page que le général Lacaze a exprimé ses regrets au président Bédié lors d’un entretien téléphonique. A propos du prétendu scandale de détournement des 18 milliards de FCFA de l’Union européenne, l’auteur écrit que l’ambassadeur de l’Union européenne Gabrielle Von Brochowsky a fait le déplacement à Daoukro pour présenter ses excuses.
Le président Bédié savait-il depuis le début que la France était derrière la chute de son régime ? Sans doute ! Le patriarche Bédié est parti avec une kyrielle de secrets d’Etat. C’est le moins qu’on puisse conclure. Comme par exemple « ces 600.000 voix spoliées » lors du premier tour de la présidentielle de 2010 qui ont fait pschitt…

On résume. En 1999, pendant que les Ivoiriens étaient englués dans des querelles identitaires, cherchant qui était ivoirien de souche et qui ne l’était pas, la France qui vivait sa troisième cohabitation sous la Vè République ( Chirac – Jospin) anticipait déjà le profil du prochain président ivoirien.
Voilà ce qui me marque après lecture. La Côte d’Ivoire, c’est la chose de la France. C’est le fleuron de la projection des élites françaises de droite ou de gauche. La France est dans son jardin en Côte d’Ivoire. C’est elle qui décide et fait habiller ses décisions de légitimité ou de légalité. Dans les cercles politique, universitaire, économique, militaire et du renseignement, elle tient ce pays. Rien ne lui échappe. Elle a ses réseaux, ses hommes qu’elle met dans la confidence pour exécuter son imperium et maintenir son rayonnement sur ce bout de terre d’ivoire. Avis à tous ceux qui rêvent d’autodétermination pour cette terre, c’est un terrain hautement miné. L’élite française rit d’arrogance. Elle tient trop de piliers insoupçonnés. La colère de la rue et les discours guerriers d’agoras lui passent sur le corps.

C’est pourquoi l’audition devenue virale du général Didier Castres, patron de Geos, est symptomatique de l’arrogance qui prévaut dans la tête de ceux qui détiennent la signature de l’Etat français. On y voit la parole dégoulinante d’assurance prospective en terrain conquis et soumis d’un ancien officier qui évoque ce à quoi pourrait ressembler l’externalisation de la présence sécuritaire française au profit de sociétés militaires privées ( Le lexique est bien choisi. On ne parle pas de mercenariat… non l’ennemi russe pourrait l’entendre ) – Un maillage discret du golfe de Guinée, du port d’Abidjan jusqu’à sa consœur de Lomé, dans la même nomenclature atlantiste que le patron américain.

La France anticipe avec sérieux et pragmatisme. Les Etats africains soumis improvisent dans un folklore tchapalocratique. Et l’intelligentsia locale pavoise d’érudition surfaite. Elle connaît et sait poser le diagnostic mais refuse de prendre le médicament.
Nous en sommes là !

Zran Fidèle GOULYZIA

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Docteur en Droit international - Ecrivain - Journaliste