Je suis tombé ce matin sur ce passage de l’œuvre monumentale de Valentin Mudimbe récemment traduite de l’anglais par Présence Africaine. Dans le prolongement de la journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale du 21 mars, j’ai fait de ce chef-d’œuvre mon livre de chevet jusqu’à fin mars. Morceau choisi:
« L’erreur que commettent souvent les Européens lorsqu’ils envisagent les questions concernant le progrès des Nègres et le futur de l’Afrique, est de supposer que les Nègres sont des Européens embryonnaires – à un stade sous-développé – et que lorsqu’ils finiront par jouir des avantages de la civilisation et de la culture, ils ressembleront aux Européens; autrement dit, l’erreur est d’imaginer que les Nègres sont sur la même trajectoire de progrès, dans le même sillon, que les Européens, mais nettement derrière eux », Edward Wilmot Blyden in L’invention de l’Afrique, p 250.
L’effet miroir d’une telle posture pour le Noir est de le faire entrer indéfiniment dans une course à la démonstration, là où il faut juste exprimer pleinement son potentiel.
Tel que le monde est conçu et nous est narré, un Noir doit donc passer toute sa vie à démontrer qu’il mérite sa place alors que dans la même position que lui, un Européen moyen ou un cancre de la pire espèce fait juste ce qu’il a à faire sans chercher à justifier sa légitimité à la place qu’il occupe. À quoi sert-il de démontrer en tant que Noir toute sa vie qu’on est plus fort qu’un Européen ? Qu’on sait parler, écrire, penser mieux qu’un Européen dans sa propre langue ? À quoi bon démontrer à quelqu’un qui vous voit – sans vous l’avouer en face – comme une sous-culture à encourager dans son processus d’uniformatisation civilisationnelle ?
C’est pourquoi les formules du style « Premier Noir à avoir fait ça, premier Noir à avoir remporté ça, premier Noir à être admis là, seul Noir à faire partie de ça… » ne créent plus aucune émulation ou aucun frisson en moi. Pas que je crache sur le mérite de ces hommes et femmes qui, dans un contexte historique défavorable, se sont battus pour avoir voix au chapitre, là où une certaine doxa raciste et suprémaciste ne les attendait pas. Cela serait une méprise de l’histoire des luttes noires passées et contemporaines.
Honnêtement, je pense qu’il faut arrêter d’être dans la démonstration. Démontrer pour se faire accepter et trouver sa place. Démontrer pour quémander la légitimité de parler en tant que bipède pensant. Il faut agir et transformer notre réalité quotidienne avec ce qu’on a appris au contact des autres. C’est la seule manière de changer le regard condescendant sur soi.